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michel henritzi
30 décembre 2019

CHRONIQUE PARUE DANS REVUE & CORRIGEE #122

ITAKURA MINEKO, SHIN'ICHI ISOHATA, MICHEL HENRITZI/RQRQ

ENKA MOOD COLLECTION

An'19

An’archives Release, 10’ LP - 2019 

« Ce soir là, j'étais assis à l'une des tables du bar-épicerie-dégustations que Hutte m'avait fait connaître et qui se trouvait avenue Niel, juste en face de l'Agence. Un comptoir et des produits exotiques sur les étagères : thés, loukoums, confitures de pétales de roses, harengs de la Baltique. L'endroit était fréquenté par d'anciens jockeys qui échangeaient leurs souvenirs en se montrant des photographies écornées de chevaux depuis longtemps équarris » (*)

Un ange passe, la caravane lui dresse bivouac, les chiens ferment leur gueule. L'ange se nomme Mineko Itakura et, bassiste de métier, officie d'ordinaire dans un groupe féminin néo-psyché nippon, Angel'In Heavy Syrup, appellation qui n'est pas sans rappeler ces conserves d'oreillons d'abricots au sirop lourd (in heavy syrup) que l'on trouvait dans des épiceries dont le rayon surgelé allait tôt faire oublier ces boîtes métalliques déposées sur leurs rayonnages étroits. Quoique, chez An'archives, on ne fasse pas dans le sirupeux, dans la guimauve chantournée pour mieux gravir les hit parades internationaux, mais dans l'enka, une des formes prise au Japon, notamment dans l'immédiat après deuxième guerre mondiale (bien que ce disque offre Gondora no Uta, titre de 1915 mais repris en 1952 dans le film de Akira Kurosawa, Ikiru/Vivre), par ce que, faute de mieux, l'on appellera chanson tant il est des mots qui n'ont ni équivalents ni n'admettent de traduction (l'espéranto manquant là à ses visées universalistes). L'enka est donc un des avatars de la forme chanson. Mineko Itakura est l'Ange Bleu, la voix de la face A, prêtant ses ailes de soie et tendant le micro à Yuka Ijichi pour la face B de ce split. La Caravane du Tour ? En 33 1/3. Face A, pour 4 titres, s'y presse la guitare de Shin'ichi Isohata adossée à la lap steel barbelée de Michel Henritzi. Face B, pour 3 titres, sous le pseudo de RQRQ, le festonnage de Mitsuru Tabata (ex-Leningrad Blues Machine), guitariste, la basse de Doronco (Takada Kiyohiro pour l'état civil, ex-Rallizes Denudes). Les deux trios donnant chacun à son tour, split oblige, sa version d'un même titre de 1965, Onna no Iji, vieux succès de Sachiko Nishida. Le tout enregistré et mixé à Do Home par Kiyohino Takada. Quant aux chiens, quelle que soit la face du disque, ils n'y semblent pas admis, pas même non plus d'ailleurs Double Face, le méchant de Gotham City, qui pourtant serait, figure totémique parfaite, le plus à même de candidater à l'obtention du poste de VRP du florissant marché du disque vinyl, celui-ci mesurant 25,4 cms de diamètre pour un poids de 110 grammes (n'incluant pas celui du livret dont le didactisme plaisant des notes de pochette est dû à la sagacité du critique Alan Cummings, fin connaisseur des activités multiples de la scène underground japonaise), dans une édition de 275 exemplaires seulement..

Extended cabaret. Intérieur nuit. Lumière un brin tamisée. L'enka mood crie « Moteur ! », celui de la platine, entraînement du plateau par courroie.

Soit un disque de sept chansons. De chansons plutôt tristes, l'enka mood est cette solitude du cœur où se noient avec entrain ses interprètes d'hier et d'aujourd'hui. Sept chansons, arrachées à cet immense répertoire, proprement détaillées dans les notes de pochette d'Alan Cummings. Exotisme ? Outre que le mot fait désormais souffler remugles ethno-différencialistes sur les cendres du japonisme du 19° siècle, l'indolente sonorité du vocable ne peut qu'échouer à transcrire le substrat du mood nimbant ce disque. S'il fallait trouver, de ce côté ci de la mappemonde, quelque chose qui s'aboucherait à l'enka, qui nous le rendrait presque familier sans pour autant l'enclore, on se risquerait à quelques vers de Raymond Asso, orchestrés par Wal-berg et que tiendrait en laisse une Juliette Gréco en cheveux. Quoique à étaler les cartes postales du passé, on ne fera que piétiner davantage dans cette saisie de l'objet enka, tant le Saint Germain des Près existentialiste, le Paris des fortifs' ne valent plus désormais que par cette charge non moins exotique vénérée par de vieux touristes tokyoïtes francophiles.

Alors pourquoi ne pas finir en beauté en noyant le tout et dans la Sapporo et dans un néo-psychédélisme à peine maquillé de bruit ? Facile à dire, moins à faire, mais rigoureuse manière de revisiter, non sans cruauté, cette tradition toujours vivace dans le Japon de Nahurito quand, Judas amnésiques, nous avons ici bradé les feuilles mortes du cabaret Rive Gauche pour trente rimes faciles se ramassant à l'appel des Victoires de la Musique. Voilà donc comment l'enka seporte à bout de glotte, de cordes, par ces permissionnaires de la scène néo-psyché-noise-impro nippone catéchisant le « nous entrons en couteau dans le fruit des villages », drastique enka-isation des mots du poète symboliste Saint-Pol-Roux (**). Au fond qu'importe que les interprètes de l'enka soient d'hier ou d'aujourd'hui pourvu qu'ils soient « à mi chemin, ni crus ni cuits, bipolaires capables de chevaucher l'ouragan » (***). Un ouragan de papillons noirs. Pas une fantasia.

 

(*) Patrick Modiano in « Rue des Boutiques Obscures, chapitre XXXIII », NRF, éditions Gallimard, 1978

(**) Saint-Pol-Roux (1861-1940) in « la randonnée », Rougerie éditions, 1977

(***) Roberto Bolano in « Trois : un tour dans la littérature », Christian Bourgois éditeur, traduit de l'espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2012

 

Jacques DEBOUT

Jacket front

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